10 avril 2024
écrit par Camille Martin sur le film “Eva et le Merkabas"
Dans cet article, je vous partage un texte écrit par Camille Martin sur mon travail et plus particulièrement le film Éva et le Merkabas.
Je suis très touchée et honorée par les mots qu’elle a posé sur mon travail et les liens qu’elle fait avec des textes théoriques qui me parlent énormément. Je profite de cet article pour la remercier chaleureusement!!
Sinon bonne lecture à vous. :)
“Il n’y a pas de tête qui ne soit aussi un corps"
à propos du film Eva et Le Merkabas de Robyn Chien texte écrit par Camille Martin.
Robyn Chien, artiste et cinéaste, réfléchit à la réalisation de son film. Pleine de doutes, elle sollicite l’aide précieuse de ses deux amies, Eva et Le Merkabas. Eva Vocz, dit Eva, est une actrice de films pornographiques et une jeune entrepreneuse. Le Merkabas est une médium, spécialisée dans la communication avec les esprits.
Robyn Chien met en avant deux héroïnes mythiques du féminisme : la travailleuse du sexe et la sorcière. De plus en plus populaires, ces figures sont adulées pour leurs forces émancipatrices si inspirantes. Mais dans son film, Robyn Chien brise le mythe et fait entrer ces personnages dans le réel. A l’écran, les deux actrices improvisent. On les voit échanger sur leurs vies professionnelles et se prodiguer des conseils pour réussir dans leurs carrières respectives. Elles parlent de moyens de paiements en ligne et de relations-clients.
“- Le Merkabas : Le paiement est fait avant, par contre, nous travaillons avec les esprits et aussi les énergies. Il se peut que nous n’ayons pas de réponse et dans ce cas-là, nous remboursons.
- Eva : Ah moi s’il a pas jouis, il est pas remboursé, c’est comme ça !”
A l’instar de son court-métrage Eva et Le Merkabas, le travail de Robyn Chien fait preuve d’une évidente « honnêteté envers le réel », comme le définit Marina Garcés. Dans son essai éponyme, la philosophe espagnole formule une vive critique à l’encontre d’un art qualifié de politique. Selon elle, la création artistique est tenue d’être honnête envers le réel. Autrement dit, les artistes doivent se sentir concerné·es et être affecté·es par leurs sujets. Marina Garcés défend un art qui ne serait plus discursif, à base de « je m’intéresse à », mais qui agirait directement dans la réalité : « Ce qui suppose de cesser de faire du monde un champ d’intérêts lointains pour en faire un champ de bataille où nous serons, avec nos identités et nos certitudes, les premiers concernés. »1
Dans Eva et Le Merkabas, cette honnêteté se matérialise dans la première partie du film où l’on remarque la présence de la réalisatrice. Robyn Chien n’est pas seulement derrière la caméra, à traiter d’un sujet qu’elle observe de loin et auquel elle ne prend pas part. Elle est là, assise dans l’herbe ou dans un canapé, à côté et avec ses paires. Car oui, Eva et Merkabas, en plus d’être des amies, sont des collègues de travail ; et c’est un point important.
Avec Eva Vocz, Robyn Chien a créé Puppy Please, une société de production de films pour adultes. Ensemble, elles scénarisent, réalisent et diffusent des films pornographiques qui s’approprient, avec désinvolture et humour, les codes de représentations des sexualités traditionnelles.
Avec Merkabas, Robyn Chien fait de la magie. A l’époque où elles sont toutes les deux voisines à La Ciotat, elles s’adonnent à des séances de spiritisme et d’invocations. Pour Robyn, ces rituels de sorcières lui permettent de se mettre au travail. C’est une méthode de résolution de problèmes.
Comme son film qui brouille la frontière entre documentaire et fiction, le travail de Robyn Chien est toujours à l’interstice entre une réflexion sur son propre statut d’artiste et la création d’une œuvre en soi. Il n’est pas concevable de faire de l’art sans se poser les questions inhérentes à sa production et aux conditions de travail que cela implique. De la même manière, il n’est pas possible de traiter des représentations des sexualités sans faire soi-même du porno. De ce fait, Robyn Chien incarne parfaitement la posture d’artiste concernée et affectée défendue par Marina Garcés :
« Il faut se laisser affecter pour pouvoir entrer en scène. Il faut abandonner l’assurance d’une vue de face pour entrer dans une lutte dont on n’aperçoit pas tous les fronts. On ne décide pas de cette lutte par volonté propre ni, comme on le disait, par intérêt propre. C’est à la fois une décision et une découverte : être concerné, c’est se découvrir concerné. Être concerné, c’est reprendre en main la situation pour la rendre tangible et, ce faisant, transformable. Avant de transformer la réalité, il faut la rendre transformable.»2
Alors, comment rendre transformable la réalité selon Robyn Chien ?
En faisant des conférences dans les écoles d’art pour aider les étudiant·es à déclarer leurs revenus, en partageant des ressources utiles aux artistes-auteurices sur instagram, en se syndiquant, en performant dans un white cube tout en questionnant cet espace, en faisant des tiktoks pour parler des idéologies abolitionnistes soutenues au Sénat, ou encore (et pas des moindres) en réalisant des films pornographiques. C’est en effet, un vrai champ de bataille.
Dans son incontournable essai féministe « King Kong Théorie », Virginie Despentes commence le chapitre si bien nommé « Porno sorcières » par la phrase suivante :
« On se demande quand même ce qui se joue de si crucial dans le porno, qui confère au domaine du X un tel pouvoir blasphématoire. »3
Elle explique que la pornographie crée le malaise, car elle « ne nous laisse pas le choix » :
« Elle nous fait savoir où il faut appuyer pour nous déclencher. C’est là sa force majeure, sa dimension quasi mystique. Et c’est là que se raidissent et hurlent beaucoup de militants anti-porno. Ils refusent qu’on leur parle directement de leur propre désir, qu’on leur impose de savoir des choses sur eux-mêmes qu’ils ont choisi de taire et d’ignorer. »4
La pratique artistique de Robyn Chien pose aujourd’hui une colle aux institutions artistiques. Pourtant, alors que les pensées féministes et ses théoriciennes aussi reconnues et tellement de fois citées dans les textes d’expositions comme Virginie Despentes ou Judith Butler font des représentations des sexualités un sujet politique, il est presque impossible d’en montrer dans les lieux d’art.
Mais pourquoi ? Peut-être car, dans le champ de l’art contemporain, il faut du courage pour traiter si honnêtement avec le réel.
Camille Martin
Notes :
1 - Marina Garcés, Traduction de l’espagnol: Annabela Tournon pour la Revue du CAC Brétigny, in Álvaro de los Ángeles (ed.), El arte en cuestión, Sala Parpalló, València, 2011.
2 - Idem.
3 - Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, Paris, 2007, p. 89.
4 - Idem, p. 91.
@mamillecartin
https://c-e-a.asso.fr/curator/?curator_id=CamilleMartin
Camille Martin est commissaire d’exposition indépendante.
Formée en histoire de l’art à l’Université Paris Nanterre et en études curatoriales à l’Université Rennes 2, elle rejoint l’équipe du CAC Brétigny en mai 2018 en tant qu’assistante curatoriale puis prend le poste de responsable de production jusqu’en février 2022.
Durant quatre ans, elle conçoit des projets pour promouvoir la jeune création au sein de l’institution. Elle accompagne notamment la résidence artistique de Laura Burucoa et se charge du commissariat des expositions au Phare, espaces d’accueil du Théâtre Brétigny, en 2021 et 2022 (Ibrahim Méïté Sikely & Neïla Czermak Ichti, Safouane Ben Slama, Sophie Rogg ave Cecil Serres, Fatma Cheffi, Milana Gabriel, Nastassia Kotava et Rafael Moreno).
En 2019, elle crée avec Cathy Crochemar le collectif commizariat, basé entre Paris et Bruxelles, qui co-organise avec des programmateur·ices musicaux·ales des évènements festifs offrant aux artistes des cadres de monstrations populaires et propices à l’expérimentation.
En 2022, elle fonde Art. 238 bis, une structure pensée pour soutenir la jeune création qui accompagne les entreprises (PME et commerces) dans l’acquisition ou la location d’œuvres d’art contemporain.
Depuis la rentrée 2023, elle enseigne à l’université Rennes 2, au sein du master Métiers et Arts de l’Exposition dont elle est elle-même diplomée, pour accompagner les futur·es curateur·ices dans la réalisation de leur projet annuel d’exposition.
Ses projets curatoriaux s’évertuent à considérer les rapports de pouvoirs qui se jouent aux seins des espaces d’arts. Elle s’amuse, parfois avec insolence, à détourner ou renouveler les codes de l’art contemporain. Par son écriture curatoriale volontairement subjective et proche de l’oralité, elle souhaite repenser la posture du·de la commissaire d’exposition en portant une attention particulière, dans ses recherches et dans ses processus de travail, aux publics et aux enjeux d’accessibilité à l’art.
10 avril 2024
écrit par Camille Martin sur le film “Eva et le Merkabas"
Dans cet article, je vous partage un texte écrit par Camille Martin sur mon travail et plus particulièrement le film Éva et le Merkabas.
Je suis très touchée et honorée par les mots qu’elle a posé sur mon travail et les liens qu’elle fait avec des textes théoriques qui me parlent énormément. Je profite de cet article pour la remercier chaleureusement!!
Sinon bonne lecture à vous. :)
“Il n’y a pas de tête qui ne soit aussi un corps"
à propos du film Eva et Le Merkabas de Robyn Chien texte écrit par Camille Martin.
Robyn Chien, artiste et cinéaste, réfléchit à la réalisation de son film. Pleine de doutes, elle sollicite l’aide précieuse de ses deux amies, Eva et Le Merkabas. Eva Vocz, dit Eva, est une actrice de films pornographiques et une jeune entrepreneuse. Le Merkabas est une médium, spécialisée dans la communication avec les esprits.
Robyn Chien met en avant deux héroïnes mythiques du féminisme : la travailleuse du sexe et la sorcière. De plus en plus populaires, ces figures sont adulées pour leurs forces émancipatrices si inspirantes. Mais dans son film, Robyn Chien brise le mythe et fait entrer ces personnages dans le réel. A l’écran, les deux actrices improvisent. On les voit échanger sur leurs vies professionnelles et se prodiguer des conseils pour réussir dans leurs carrières respectives. Elles parlent de moyens de paiements en ligne et de relations-clients.
“- Le Merkabas : Le paiement est fait avant, par contre, nous travaillons avec les esprits et aussi les énergies. Il se peut que nous n’ayons pas de réponse et dans ce cas-là, nous remboursons.
- Eva : Ah moi s’il a pas jouis, il est pas remboursé, c’est comme ça !”
A l’instar de son court-métrage Eva et Le Merkabas, le travail de Robyn Chien fait preuve d’une évidente « honnêteté envers le réel », comme le définit Marina Garcés. Dans son essai éponyme, la philosophe espagnole formule une vive critique à l’encontre d’un art qualifié de politique. Selon elle, la création artistique est tenue d’être honnête envers le réel. Autrement dit, les artistes doivent se sentir concerné·es et être affecté·es par leurs sujets. Marina Garcés défend un art qui ne serait plus discursif, à base de « je m’intéresse à », mais qui agirait directement dans la réalité : « Ce qui suppose de cesser de faire du monde un champ d’intérêts lointains pour en faire un champ de bataille où nous serons, avec nos identités et nos certitudes, les premiers concernés. »1
Dans Eva et Le Merkabas, cette honnêteté se matérialise dans la première partie du film où l’on remarque la présence de la réalisatrice. Robyn Chien n’est pas seulement derrière la caméra, à traiter d’un sujet qu’elle observe de loin et auquel elle ne prend pas part. Elle est là, assise dans l’herbe ou dans un canapé, à côté et avec ses paires. Car oui, Eva et Merkabas, en plus d’être des amies, sont des collègues de travail ; et c’est un point important.
Avec Eva Vocz, Robyn Chien a créé Puppy Please, une société de production de films pour adultes. Ensemble, elles scénarisent, réalisent et diffusent des films pornographiques qui s’approprient, avec désinvolture et humour, les codes de représentations des sexualités traditionnelles.
Avec Merkabas, Robyn Chien fait de la magie. A l’époque où elles sont toutes les deux voisines à La Ciotat, elles s’adonnent à des séances de spiritisme et d’invocations. Pour Robyn, ces rituels de sorcières lui permettent de se mettre au travail. C’est une méthode de résolution de problèmes.
Comme son film qui brouille la frontière entre documentaire et fiction, le travail de Robyn Chien est toujours à l’interstice entre une réflexion sur son propre statut d’artiste et la création d’une œuvre en soi. Il n’est pas concevable de faire de l’art sans se poser les questions inhérentes à sa production et aux conditions de travail que cela implique. De la même manière, il n’est pas possible de traiter des représentations des sexualités sans faire soi-même du porno. De ce fait, Robyn Chien incarne parfaitement la posture d’artiste concernée et affectée défendue par Marina Garcés :
« Il faut se laisser affecter pour pouvoir entrer en scène. Il faut abandonner l’assurance d’une vue de face pour entrer dans une lutte dont on n’aperçoit pas tous les fronts. On ne décide pas de cette lutte par volonté propre ni, comme on le disait, par intérêt propre. C’est à la fois une décision et une découverte : être concerné, c’est se découvrir concerné. Être concerné, c’est reprendre en main la situation pour la rendre tangible et, ce faisant, transformable. Avant de transformer la réalité, il faut la rendre transformable.»2
Alors, comment rendre transformable la réalité selon Robyn Chien ?
En faisant des conférences dans les écoles d’art pour aider les étudiant·es à déclarer leurs revenus, en partageant des ressources utiles aux artistes-auteurices sur instagram, en se syndiquant, en performant dans un white cube tout en questionnant cet espace, en faisant des tiktoks pour parler des idéologies abolitionnistes soutenues au Sénat, ou encore (et pas des moindres) en réalisant des films pornographiques. C’est en effet, un vrai champ de bataille.
Dans son incontournable essai féministe « King Kong Théorie », Virginie Despentes commence le chapitre si bien nommé « Porno sorcières » par la phrase suivante :
« On se demande quand même ce qui se joue de si crucial dans le porno, qui confère au domaine du X un tel pouvoir blasphématoire. »3
Elle explique que la pornographie crée le malaise, car elle « ne nous laisse pas le choix » :
« Elle nous fait savoir où il faut appuyer pour nous déclencher. C’est là sa force majeure, sa dimension quasi mystique. Et c’est là que se raidissent et hurlent beaucoup de militants anti-porno. Ils refusent qu’on leur parle directement de leur propre désir, qu’on leur impose de savoir des choses sur eux-mêmes qu’ils ont choisi de taire et d’ignorer. »4
La pratique artistique de Robyn Chien pose aujourd’hui une colle aux institutions artistiques. Pourtant, alors que les pensées féministes et ses théoriciennes aussi reconnues et tellement de fois citées dans les textes d’expositions comme Virginie Despentes ou Judith Butler font des représentations des sexualités un sujet politique, il est presque impossible d’en montrer dans les lieux d’art.
Mais pourquoi ? Peut-être car, dans le champ de l’art contemporain, il faut du courage pour traiter si honnêtement avec le réel.
Camille Martin
Notes :
1 - Marina Garcés, Traduction de l’espagnol: Annabela Tournon pour la Revue du CAC Brétigny, in Álvaro de los Ángeles (ed.), El arte en cuestión, Sala Parpalló, València, 2011.
2 - Idem.
3 - Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, Paris, 2007, p. 89.
4 - Idem, p. 91.
@mamillecartin
https://c-e-a.asso.fr/curator/?curator_id=CamilleMartin
Camille Martin est commissaire d’exposition indépendante.
Formée en histoire de l’art à l’Université Paris Nanterre et en études curatoriales à l’Université Rennes 2, elle rejoint l’équipe du CAC Brétigny en mai 2018 en tant qu’assistante curatoriale puis prend le poste de responsable de production jusqu’en février 2022.
Durant quatre ans, elle conçoit des projets pour promouvoir la jeune création au sein de l’institution. Elle accompagne notamment la résidence artistique de Laura Burucoa et se charge du commissariat des expositions au Phare, espaces d’accueil du Théâtre Brétigny, en 2021 et 2022 (Ibrahim Méïté Sikely & Neïla Czermak Ichti, Safouane Ben Slama, Sophie Rogg ave Cecil Serres, Fatma Cheffi, Milana Gabriel, Nastassia Kotava et Rafael Moreno).
En 2019, elle crée avec Cathy Crochemar le collectif commizariat, basé entre Paris et Bruxelles, qui co-organise avec des programmateur·ices musicaux·ales des évènements festifs offrant aux artistes des cadres de monstrations populaires et propices à l’expérimentation.
En 2022, elle fonde Art. 238 bis, une structure pensée pour soutenir la jeune création qui accompagne les entreprises (PME et commerces) dans l’acquisition ou la location d’œuvres d’art contemporain.
Depuis la rentrée 2023, elle enseigne à l’université Rennes 2, au sein du master Métiers et Arts de l’Exposition dont elle est elle-même diplomée, pour accompagner les futur·es curateur·ices dans la réalisation de leur projet annuel d’exposition.
Ses projets curatoriaux s’évertuent à considérer les rapports de pouvoirs qui se jouent aux seins des espaces d’arts. Elle s’amuse, parfois avec insolence, à détourner ou renouveler les codes de l’art contemporain. Par son écriture curatoriale volontairement subjective et proche de l’oralité, elle souhaite repenser la posture du·de la commissaire d’exposition en portant une attention particulière, dans ses recherches et dans ses processus de travail, aux publics et aux enjeux d’accessibilité à l’art.